Nouvelles lauréates !

Pour cette cinquième édition du concours de nouvelles de l'association, nous avons reçu les textes de 56 concurrents. Vous découvrirez sur cette page les 10 nouvelles retenues par le jury pour être publiées sur le blog. La nouvelle lauréate est à découvrir dans notre collection d'OLP et vous pourrez vous la procurer très prochainement sur le blog nouvellespostalesae.blogspot.fr. Elle est signée Laurent PRUM et s'intitule "Poudre d'escampette".
Le thème du concours était "Attention au départ !" et les nouvelles ne devaient pas dépasser 1500 mots.
Bonne lecture !




Au-delà de la mission
De Jacky Guillon
2ème prix catégorie adultes




15 heures 57

            L’homme sanglé sur son siège avait le visage serein. Dans moins de trois minutes, le dispositif serait activé, la tension était à son maximum. Cependant, il restait décontracté, les milliers d’heures d’une préparation intensive trouvaient là leur aboutissement et leur justification. Des capteurs le reliaient aux ordinateurs de la salle Thanatos, là où les ingénieurs patentés scrutaient leurs écrans. Chaque paramètre s’affichait sur les écrans de contrôles, tension, rythme cardiaque, fréquence des battements de cils, température corporelle, sudation, l’homme se retrouvait décortiqué, chacune de ses composantes biologiques étant étudiée par un ingénieur, les yeux rivés sur des courbes, des lumières ou des chiffres. Sébastien Jeumot se retrouvait ainsi étudié après un parcours impitoyable de sélection et d’entraînements.
            Tout en vivant intensément les trois minutes qui le séparaient du Grand Départ prévu à seize heures, son esprit revenait sur les longs mois qui l’avaient amené là, sur ce fauteuil unique. Quatre cents candidats pour un seul siège. Et des tests, des manuels à mémoriser, des entraînements sportifs, des séances de musculation, oui, il y en avait eu des sacrifices. Sa femme, pourtant solidaire au début avait fini par le quitter il y a combien déjà ? six mois ? Il en avait souffert bien sûr mais surtout il avait craint que cela remette en question sa participation au programme. Il avait été à deux doigts de l’élimination. Il lui en voulait encore d’avoir failli saboter sa qualification ou bien c’était le contraire, n’était-ce pas grâce au départ de Caroline qu’il s’était retrouvé dans le programme ? Tout commençait à se mélanger dans son cerveau soumis à une indicible tension. La migraine qu’il connaissait bien s’installait peu à peu. Son oreillette crachota, instantanément il se concentra sur les instructions qu’on lui distillait depuis le poste de commandement. Il vérifia les cadrans, communiqua à l’ingénieur les données affichées.

15 heures 58

            « ATTENTION AU DÉPART ! » Un haut-parleur intégré à la paroi avait lancé ces trois mots qui s’affichèrent en même temps sur le cadran à droite, presqu’à la limite de son champ de vision, en lettres rouges sur un fond clair. Derrière la visière de son casque bourré de capteurs, Sébastien jubilait, le grand jour enfin !... Les secondes s’égrenaient lentement, le temps se distendait, il n’avait pratiquement rien à faire, juste à se laisser guider par l’Equipe, cette masse informe d’individualités gommées dans un groupe de trente personnes, techniciens, médecins, psychologues, ingénieurs, tous unis pour réaliser au mieux la Grande Expérience dont lui, Sébastien Jeumot était le héros, ou le cobaye.
            Les uns après les autres, ses concurrents pour le poste avaient lâché prise, rebutés par les exercices de mémorisation, épuisés par les entraînements ou écœurés par les tests répétitifs. D’autres qui voulaient continuer avaient été stoppés par les médecins ou les ingénieurs, tous les spécialistes mandatés pour épier chaque candidat, déceler leurs failles et les retirer impitoyablement du circuit d’entraînement. Avec une peur et une colère rétrospectives, il revit en un flash l’interrogatoire inflexible des psychologues chargés de déceler une supposée fragilité avec le départ de sa femme. Il avait su les tromper sur la nature de ses sentiments profonds, pas question d’avouer que cela le touchait évidemment. En fait, avec le recul, Sébastien estima que le départ de Caroline était plutôt une bonne chose, il était maintenant libéré de toute attache familiale, pas d’enfant et plus de parents. Il avait l’esprit libre, tout entier dédié à la Mission : elle était devenue sa raison de vivre.

15 heures 59

            L’échéance approchait. Vérification des manettes, des cadrans, un œil sur les compteurs, le regard de Sébastien était partout, ses mains exécutaient les opérations requises avec dextérité, sans qu’il ait besoin d’y penser, sa préparation permettant cette coordination parfaite entre son corps et son cerveau. Machinalement, il œuvrait pour que tous les paramètres soient en adéquation avec les instructions que l’oreillette lui déversait en continu. Il allait bientôt faire le grand saut vers l’inconnu, il serait le premier à expérimenter ce voyage, un pionnier dont le nom resterait dans l’Histoire des Hommes, une conquête, la dernière, celle de l’Ultime Connaissance. Soudain un doute l’envahit : et s’il échouait, s’il ne revenait pas du Grand Voyage pour témoigner ?
            Non, il n’avait pas le droit d’avoir de telles pensées négatives, heureusement que dans la salle Thanatos, tous ces ordinateurs reliés à son cerveau ne pouvaient pas lire ses pensées ! Il sentit que son corps commençait à se refroidir, le processus final était enclenché. Attention au départ, à moins de trente secondes, le décompte allait commencer, le compte à rebours de la fin de sa vie. Il retint un rire nerveux : sa raison de vivre, c’était de mourir ! Oui, il allait mourir pour explorer le monde de l’au-delà, et, il l’espérait, pour revenir ensuite apporter son témoignage aux vivants. L’injection létale ne faisait pas mal, des doses d’anesthésiant lui avaient été injectées auparavant. 29 … 28 … 27 … Le décompte lui parvenait dans un chuintement ouaté, de plus en plus lointain, lentement il sentit qu’il partait. Son exaltation retomba, il ne fut plus soudain qu’une masse de terreur pure, il aurait voulu qu’on annule tout, ses dernières pensées conscientes furent pour Caroline qui l’avait quit….

16 h 00

            L’homme vérifia ses écrans puis il se tourna vers l’assistance silencieuse et impressionnée. « Mesdames et messieurs, vous avez vu que nous nous sommes largement inspirés des protocoles liés aux voyages dans l’espace : toutes les études réalisées ont montré que les astronautes hyper entraînés n’éprouvent aucun stress au moment crucial du départ. Dans le cas qui nous occupe, chacun des quatre cents individus partis sous vos yeux était persuadé d’accomplir un exploit scientifique, nous n’avons eu aucun souci de rébellion, et surtout, vous avez pu constater qu’ils n’ont eu aucun stress. Nous avons mis en œuvre un conditionnement méticuleux, rien n’a été laissé au hasard.» Il fit une pause, promena son regard sur l’assistance qui buvait ses paroles puis il reprit le fil de son discours :
            « Mesdames et messieurs, à seize heures précises, je constate le décès de quatre cents criminels qui sont allés à la mort sereinement. La démonstration vient d’être faite que toute cette mise en scène permet aux condamnés de mourir dans la dignité. La Société doit punir ses brebis galeuses, mais elle doit le faire sans cruauté. Pendant les six mois qui ont précédé leur exécution, chacun d’entre eux a été persuadé d’être l’unique candidat retenu pour un programme d’exploration de l’au-delà sans danger avec promesse que leur condamnation serait annulée. Je précise que tous ces gens avaient été condamnés à mort par des tribunaux. Nous sommes sûrs qu’ils étaient coupables, on ne prend pas le risque de condamner des innocents à la peine capitale. Rien que du flagrant délit dans des affaires de meurtres. Tenez, au hasard, voici sur l’écran n° 84 le portrait de Sébastien Jeumot, condamné pour le meurtre de sa femme Caroline. Elle voulait le quitter, il l’a sauvagement assassinée à son domicile, sous les yeux de Madame Rondof, la voisine qui venait faire le ménage comme chaque matin. Oui, mesdames et messieurs conclut le bourreau, au vingt-deuxième siècle, nous vivons dans une société qui traite chaque individu selon son mérite mais toujours avec un souci d’humanité. »







Sortie de piste
De Chantal Marsigny
        

           Martine et Francis en étaient bien conscients : ils ne pouvaient plus échapper à la maison de retraite. Les enfants  n’avaient cesse de leur rappeler que la grande maison était trop éloignée de tout et que l’accès en plein hiver n’était pas des plus faciles. Il était préférable pour leur sécurité  d’aller vivre « aux Lilas ». Cette noble institution proposait un hébergement personnalisé et médicalisé des plus sécurisants. Devant l’insistance des enfants, ils avaient accepté de visiter leur future demeure. Ils avaient été fort bien accueillis. Ils avaient traversé des salles où étaient déjà rangés en rang d’oignon les pensionnaires en attente de remplissage. Il était 11 heures et le repas n’était servi qu’à 11h30.  La Directrice en personne, tout sourire, leur avait présenté  leur futur 32m2  exposé plein sud, dans lequel ils pourraient,  bien entendu, apporter quelques meubles familiers .Ce serait pratiquement comme dans leur ancienne demeure. Ils s’habitueraient très bien ! Les enfants étaient ravis. Francis et Martine s’étaient contentés d’opiner.
           La nuit qui avait suivi, Francis s’était réveillé en sueur. Tout ça, pensa-t-il, sentait bougrement le retour au stand !
           Francis aimait bien ces comparaisons avec le monde de l’automobile. La vie, il l’avait toujours considérée comme une course de Formule 1, avec cette différence que chacun ignorait le nombre de tours qu’il pourrait faire. Il y avait ceux qui étaient déjà hors course avant le départ, ceux qui n’atteignaient même pas le premier virage, ceux qui réussissaient à peine à boucler quelques tours. Pour les autres la course était lancée mais tous devaient s’attendre à des accrochages, à des sorties de piste temporaires ou définitives. Francis et Martine n’avaient pas à se plaindre. Il terminait son 86ème tour et elle entamait son 84ème. Il y avait eu, bien sûr, des arrêts, quelques changements de pièces, des réglages plus ou moins bien faits. Pour l’instant l’ensemble fonctionnait encore à peu près correctement. Mais il fallait bien reconnaître qu’à chaque fois ils abordaient, avec de plus en plus de crainte, les chicanes qui avaient pour nom : Parkinson, Alzheimer ou A.V.C Jusqu’à présent ils n’avaient fait qu’effleurer les vibreurs, mais un jour ou l’autre, ils le savaient, il y aurait drapeau rouge. Avec un peu de chance  et  au besoin  en roue libre on  serait invité à  faire un arrêt prolongé. Avant  que ne se baisse définitivement le rideau, on se retrouverait au mieux dans une chaise roulante pilotée par une aide-soignante jusqu’à la salle à manger de la maison de retraite. Là, on  rejoindrait toute une brochette de vieux et de vieilles  qui  dans une odeur de chou  et une  apathie totale attendaient l’heure du ravitaillement. Réjouissant !!!  Alors à 11h30, comme tous les autres,  on le pousserait vers la table, on lui mettrait d’autorité un bavoir en plastique blanc, on lui ordonnerait d’ouvrir la bouche et cuillerée après cuillerée on enfournerait méthodiquement le plat du jour, en lui demandant si c’était bon.
          Réjouissant ! Vraiment réjouissant ! pensaient Martine et Francis. Rien que du bonheur ! Ce qui les attendait c’était tout simplement la vie au ralenti. En les inscrivant « aux Lilas » les enfants avaient pour ainsi dire  fait sortir  d’autorité la voiture de sécurité pour neutraliser la course. Nouveau tempo imposé : la lenteur. On devait à tout prix se ménager, éviter la surchauffe du moteur, surveiller un peu mieux  la pression artérielle,  certaines pièces ne pouvant plus être remplacées. Donc seule solution pour tenir encore un peu :  ROUE  LIBRE  JUSQU 'A LA FIN. En un mot finir comme un con ! Voilà ce qui les attendait « aux Lilas ». 
         
          Revenus chez eux pour quelques semaines encore, ils analysèrent  la situation et tombèrent d’accord.
         -Moi, avait dit Martine, j’aimerais bien que ce soit à Paris. C’est tout de même là que nous nous sommes connus.
         -Tu as raison : retour aux sources avant de rentrer au stand ! As-tu une préférence pour notre hébergement ?
         -Qu’il ne soit pas trop éloigné du Quartier Latin  et qu’il soit confortable.
Ainsi fut fait.
           Quelques jours plus tard, dans le plus grand secret, ils débarquaient Gare de Lyon. Arrivés à l’hôtel, ils avaient laissé la valise dans la chambre et s’étaient empressés de  traverser la Seine. Leur jeunesse les attendait de l’autre côté.    
 En remontant le boulevard Saint-Michel et la rue Soufflot c’était tout le passé qui revenait  en  surface.
           Un jour de mai 68, en pleine anarchie et au milieu des gaz lacrymogènes, ils s’étaient retrouvés l’un et l’autre sur la même barricade, du côté de la Sorbonne, hurlant des slogans  bien sentis contre De Gaulle et brandissant des pancartes prônant l’unité étudiants-travailleurs. Pour étayer et égayer leurs convictions  ils avaient  agité  selon les jours, des drapeaux noirs ou rouges et pour passer le temps s’étaient consciencieusement adonnés au lancer de pavé sur les « CRS-SS » de l’époque.  Avec les jours ils avaient un peu plus fait connaissance et s’étaient aperçus qu’ils étaient de simples provinciaux en transit. Ça crée des liens. Et puis un jour on avait sifflé la fin de la récréation et tout était redevenu à peu près comme avant. Mais eux étaient restés ensemble.  Ils avaient continué, une fois mariés, à chercher « la plage sous les pavés ». Mais  n’avaient  rien trouvé !

            Et maintenant, en ce jour de printemps, bien des années plus tard, ils  marchaient à nouveau sur les traces de leur jeunesse, main dans la main.
          -Je crois que nous en avons bien profité, avait dit Francis, tout pensif.  On lui a  tout de même mis un beau bazar au vieux. On en a bien profité. Nous n’avons rien à regretter.  Tu ne crois pas ?
          -Reconnais au moins un mérite à De Gaulle, fit remarquer Martine. Sans lui, nous ne nous serions jamais connus. Nous lui devons tout à cet homme.
          -C’est vrai ! Mais sans ton pull rouge je ne t’aurais pas non plus remarquée parmi les autres, précisa Francis. Tu étais belle, impressionnante. Et puis ce qui m’a surtout séduit en toi c’était cette façon charmante, toute en délicatesse, que tu avais  de faire des bras d’honneur aux Forces de l’ordre.
           -Tu te rappelles où était exactement notre barricade ? demanda-t-elle.
         - Oh ma Chérie, comme c’est mignon ! Tu as dis « notre »  barricade, comme tu aurais dit « notre » nid d’amour, lui fit-il remarquer.
         -  Au cas où tu ne l’aurais oublié, j’ai  toujours été une grande sentimentale incontrôlée. La preuve,  je t’ai épousé ! Ça te va comme réponse ?
Il fit semblant de ne pas entendre. 
          -Dis-moi plutôt où elle était cette barricade de l’amour, insista-t-elle en lui prenant le bras.
 Ils marchèrent encore longtemps poursuivant au fil des rues cet étrange pèlerinage qui les menait d’une barricade oubliée à une autre.
 Il faisait bon. Le soir tombait. Ils décidèrent de rester dans le quartier, d’y dîner  et ne rentrèrent que fort tard à l’hôtel.
           Une fois dans la chambre, Francis demanda : 
          -Comment trouves-tu notre  résidence d’un soir ?
          -Très bien ! s’empressa-t-elle de dire. Peut-être un peu trop chargée question décoration, mais pour ce que nous avons à y faire, ce sera bien suffisant ! 
Puis elle ajouta :
           - A propos,  tu ne m’as pas dit pourquoi tu avais choisi cet hôtel  plutôt qu’un autre.
          - Parce qu’il est très cher et que j’ai toujours rêvé de dépenser sans compter, au moins une fois dans ma vie. Je te rappelle que cette modeste chambrette, avec vue sur le jardin des Tuileries nous coûte pour une nuit la modique somme de 719 euros et 41 cents. Mais rassure-toi, c’est le prix T.T.C et les déjeuners sont compris.
          -Et ensuite ? voulut-elle savoir.
          -Ensuite parce que d’ici on aperçoit la tour Eiffel illuminée et que ce n’est pas aux « Lilas » que nous aurions eu  droit à  pareil spectacle. 
      Ils se turent. Et restèrent un long moment sur le balcon. La vie montait jusqu’à eux,  lumineuse et joyeuse. Ils s’en gavèrent les yeux.
          Vers minuit, Francis appela la réception et demanda à ce que le petit déjeuner du lendemain  leur soit monté pour 9 heures.
         -Tu es prêt pour le retour au stand ? demanda Martine.
         -Oui ma chérie. Tu peux éteindre. Et maintenant : Attention au départ ! ajouta-t-il  et il la serra très fort contre lui.
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                     Le lendemain  à 9h, lorsque  le room-service pénétra avec son chariot  à l’intérieur de la chambre 413, ce  fut pour constater que deux personnes âgées étaient étendues sur le lit, main dans la main, inertes. Sur la  table de chevet on trouva des boîtes de médicaments vides. Sur la valise, bien en évidence, il y avait une lettre destinée à la police et une autre pour les enfants. A côté il y avait aussi un chèque de 719 euros 41  pour l’hôtel.






Rosa

De Nathalie Schaeffer




La plus détestable des gardiennes chargées de notre quartier, Jazmin, venait de terminer sa dernière ronde. Il était 2 heures. Son pas pesant et lent, le cliquetis de la quinzaine de clés accrochées à sa ceinture provoquaient chez moi de sourdes et profondes angoisses. Je n’aurais pas su dire depuis combien de temps je n’avais pas fermé l’œil. 

Au premier jour de mon arrivée dans cette sinistre prison pour femmes de Quito, Jazmin m’avait énergiquement bloqué les deux bras dans le dos et m’avait poussée avec rage contre le sol de la cellule, ne me laissant aucune chance d’amortir ma chute. Une de mes canines avait explosé sous le choc. C’est dans cette position humiliante, le nez écrasé au sol, la bouche en sang que je découvris de manière assez floue le sourire chaleureux de la femme qui allait devenir ma seule et unique amie, Rosa. Pour dédramatiser l’instant, elle me dit alors de sa voix criarde :
-       « Désolée ma belle, je n’ai rien ici pour te recoller le dentier ! »
Je fus prise d’un fou rire nerveux avant de perdre connaissance.

Rosa était une brune pulpeuse d’une trentaine d’années. Son visage asymétrique lui donnait une beauté unique en son genre. Nous avions elle et moi enlevé la vie à un homme que nous avions follement aimé. Son mari, le célèbre narcotrafiquant Enrique Horacio (l’affaire avait fait grand bruit à l’époque) n’avait su lui montrer ses sentiments qu’à coups de poings ou de pieds. Un soir, Rosa avait compris que, cette fois, c’était elle ou lui. Tout comme moi, elle avait fait son choix et elle avait pris cher. En deux mois de détention à peine, elle devint tout ce qu’il me restait, se transformant immédiatement en mère ou en clown quand il fallait sécher mes larmes.

Un midi, dans ce réfectoire bruyant grouillant d’âmes de femmes en perdition, la voix d’ordinaire sonore de Rosa se fit murmure. Je ne savais pas encore en quoi la conversation que nous nous apprêtions à avoir elle et moi allait changer ma vie. Rosa mit discrètement son index sur sa bouche, me faisant comprendre que je devais l’écouter attentivement. Elle commença par évoquer Lupita, la gardienne en chef. Je ne compris pas immédiatement.
- « Reste calme et écoute moi. J’ai un plan. Lupita est folle de moi depuis mon arrivée et elle s’est persuadée – ne me demande pas comment – que j’en pince pour elle moi aussi. Voilà plusieurs semaines que je joue le jeu, que je l’accompagne dans son bureau quand elle m’y invite discrètement. Hier, j’ai réussi à la convaincre qu’en me laissant ma liberté, nous pourrions nous retrouver, elle et moi, libres, loin d’ici, pour vivre pleinement notre amour. Elle n’y a vu que du feu ! Voilà ce que nous avons décidé : vendredi prochain, vers 2 heures, quand Jazmin aura terminé sa ronde, Lupita remontera dans son bureau. Elle laissera derrière elle toutes les portes et grilles ouvertes et elle viendra sans bruit ouvrir notre cellule. Nous aurons alors dix minutes avant qu’elle ne déclenche l’alarme, prétextant avoir reçu un coup sur la tête lors de notre évasion. Dix minutes, c’est court. Elle ne peut pas se griller, tu comprends ?! Tu es sportive, toi, non ? Tu sais courir, hein ? On va y arriver, ma belle, on va reprendre notre vie là où on l’a laissée ! Dis-moi que tu me suis !  »
Je restai impassible – il le fallait – pour n’alerter personne autour de nous. Il lui restait huit ans à supporter cet enfer, il m’en restait presque dix. Je ne pouvais pas refuser son offre, aussi risquée soit-elle. 

La semaine passa à toute vitesse. Ce vendredi-là, Rosa ne tenait plus en place. Elle venait de terminer une série de cinquante pompes pour évacuer la pression quand elle me dit en tremblant : « Tiens-toi prête, ma chérie, c’est bientôt l’heure du grand départ… »

Vers 2 heures 15, Lupita tint sa promesse. Une fois notre cellule ouverte sans un bruit, elle se jeta littéralement sur Rosa et la serra très fort dans ses bras. Rosa, qui semblait préparer en secret une grande carrière d’actrice, répondit à son étreinte par ces quelques mots : « Quelques semaines, plus que quelques semaines et nous nous retrouverons, je te le promets, ne t’en fais pas… » Lupita, visiblement très perturbée, nous fit signe de courir immédiatement. Nous nous exécutâmes sur le champ.

Nous descendîmes les étages à toute vitesse, essayant de rester discrètes malgré notre folle course. Pendant ce temps, Lupita, allongée à terre – mimant son agression au cas où quelqu’un passerait par ici – regardait fixement l’heure à son poignet. Il restait à peine cinq minutes avant de déclencher l’alarme.

Au même moment, Jazmin, qui venait de terminer sa dernière ronde, fulminait sur le parking. Sa voiture refusait de démarrer. « Encore ce foutu carburateur ! » pensa-t-elle. Elle se dirigea lentement vers l’entrée du personnel, ses clés à la main, pour pouvoir appeler un taxi avant de se décider à faire réparer sa vieille carriole capricieuse.

Nous étions sur le point de franchir la porte du personnel, dernier obstacle avant la liberté, quand nous nous télescopâmes, Jazmin, Rosa et moi-même, dans l’angle de la porte. Malgré la violence du choc qui nous projeta toutes les trois à terre, Jazmin repris vite ses esprits et dégaina immédiatement son arme de service. Elle tira sur Rosa, l’atteignant en pleine tête. Je me remis à courir sous les balles qui, miraculeusement, ne m’atteignirent pas. Rosa… Rosa n’était plus en vie ! Mon cœur battait à tout rompre et mes jambes, hors de tout contrôle, couraient seules. Un pont, un parc peut-être… Je ne distinguai pas grand-chose dans cette course effrénée au travers les rues sombres de Quito.

Il devait être 8 ou 9 heures ce samedi matin quand un rayon de soleil vint caresser mes paupières. Je me réveillai dans ce qui ressemblait à une décharge sauvage, assise à terre entre un matelas à ressorts et un monticule de sacs éventrés et putrides. J’avais dû dormir là une ou deux heures peut-être. Il me fallait à présent, malgré la fatigue et la peur, continuer prudemment ma route : mon visage devait aujourd’hui faire la une de tous les journaux télévisés.

Un panneau indiquait El Angel à trois kilomètres. Je me trouvai approximativement à une journée de marche de la Colombie. Dans ce petit village où la température frôlait déjà les trente degrés au bas mot, toutes les fenêtres des maisons étaient ouvertes et le quartier était étrangement calme. J’aperçus entre deux tôles froissées une femme d’une cinquantaine d’années alanguie dans un hamac au fond de son jardin. Elle semblait seule. Je grimpai maladroitement sur le bord de la fenêtre, m’infiltrant dans la maison à la recherche d’une penderie où je pourrai trouver de quoi me changer. Je trouvai rapidement mon bonheur à l’étage : un caraco fleuri, une mini-jupe noire, une casquette et des tongs un peu trop grandes pour mes pieds, peu importait. Je mis mon uniforme de détenue en boule sous le lit pour qu’il soit découvert le plus tard possible. Profitant de l’absence de danger, je passai la porte de la salle de bains où je pus rapidement laquer mes cheveux et m’inonder de déodorant pour masquer mon odeur négligée. Retrouvant tout à coup une once de féminité, j’appliquai rapidement une touche de rouge à lèvres bon marché, de couleur prune. Dans le miroir, je ne reconnaissais pas mes traits émaciés par ces deux mois de détention. Je sortis de la maison après avoir volé mon déjeuner : une mangue trop mûre, abandonnée au fond de la corbeille à fruits. 

Ce déguisement me sauverait peut-être la vie, du moins je tentais de m’en persuader. Je gagnai alors, d’un pas plutôt rapide malgré la longueur de mes tongs, la grande route la plus proche où j’entendais quelques camions passer au loin. L’un d’entre eux s’arrêterait peut-être pour moi ? Je commençai alors à marcher le pouce en l’air, en direction du nord, espérant que Rosa entende les prières que je lui adressais intérieurement en boucle.
Un camion s’arrêta alors à ma hauteur.
-       « Où est-ce qu’elle va, la petite dame ? » me demanda un homme d’une cinquantaine d’années, en marcel blanc, dégoulinant de sueur. Un véritable cliché roulant.
-       « La petite dame hésite encore ! Vous allez où, vous ? »
-       « Bogota, la plus belle ville du monde ! Je vous emmène ? »
-       « Je ne sais pas… tout dépend. Vous me ferez visiter ? »
-       « Avec plaisir ! Allez, montez vite ! »
En montant dans le camion, l’homme se présenta en me tendant une main molle et moite.
-       « Carlos, pour vous servir ! »
Son sourire carnassier en disait long sur ses attentes.
Je me présentai à mon tour :
-       « Enchantée Carlos, je m’appelle Rosa. Alors, qu’allons-nous visiter à Bogota ? »








Embarquement immédiat

De Bernard Marsigny
          
          
        
         - Un voyage, un beau voyage, un très beau voyage, voilà ce que je vais lui offrir pour son  anniversaire, s’était-il dit. Et il avait même ajouté : « Il faut que ce soit un voyage de rêve, car vu son âge, ce sera peut-être le dernier qu’elle fera, la pauvre ! Alors, soyons grand seigneur ! Ne lésinons pas ! »
           
            En ouvrant le catalogue qu’il avait rapporté, il était tombé sur ce que ce voyagiste proposait de mieux : un tour du monde par les mers australes pour la modique somme de 12500 euros par personne.
            Il était certes prêt à faire à son épouse un cadeau à la hauteur de ses 75 ans, mais un cadeau royal ne veut pas dire pharaonique. S’il était bien décidé à faire « chauffer » la carte bleue plus que de coutume, il n’était nullement disposé à la faire « cramer » par excès de générosité. Le tour du monde fut donc  laissé de côté.

           S’il n’avait tenu qu’à lui, il se serait bien offert le Machu Picchu. Cela faisait des années qu’il rêvait d’aller voir la vieille cité inca. Le problème était que cette charmante bourgade, « perdue dans un site montagneux d’une extraordinaire beauté au milieu d’une forêt tropicale », se situait à 2430 m d’altitude. Ce qui était beaucoup trop haut pour Germaine. Déjà en haut du Puy-de-Dôme  elle a du mal à respirer. Alors là, avec son asthme chronique, on risquait la crise fatale à tous les coups. De là à ce que certaines âmes malveillantes l’accusent au retour de l’avoir fait exprès… Prudent, il  renonça au Machu Picchu, au Pérou et du même coup  à l’Amérique du Sud.

            Germaine ne supportant ni la chaleur ni les moustiques, il fit d’autorité l’impasse sur l’Afrique. Du reste, les grands fauves, tout comme les populations indigènes locales, ne l’avaient jamais beaucoup intéressée. Il était donc exclu de lui proposer une rencontre sympa avec les Massaïs ou les lions du Kilimandjaro. Ce ne serait pas encore cette fois qu’il jouerait à Indiana Jones !

           Il mit donc directement le cap sur l’Asie et se demanda si la Chine allait convenir à Madame. Après tout pourquoi pas ? Mais  il se rappela qu’il l’avait un jour emmenée dans un restaurant chinois. Le décor était  typique et charmant d’exotisme,  mais  manger proprement  avec des baguettes s’était révélé un exercice beaucoup  trop périlleux pour elle. Sa robe blanche avait longtemps conservé les stigmates de sa maladresse. Il ne pouvait logiquement pas lui imposer à nouveau cette épreuve pendant tout un séjour.  Et puis de toute façon, Germaine déteste l’avion. Elle est claustro. Au bout de trois  heures sur son siège, elle commence à frétiller et à demander : « c’est quand est-ce qu’on va arriver bientôt ? » Alors, 12 heures de vol  au minimum, pour aller en Chine, au Japon ou en Indonésie, c’était impensable. Beaucoup trop long. 
           La Grande Muraille resta donc  dans le catalogue avec le Fujiyama. Il écarta l’Asie.
             
           Il envisagea un moment une croisière de rêve  qui les aurait emmenés à la rencontre des icebergs au-delà du cercle polaire, sans finir toutefois comme le Titanic.  A bord, comme il était encore fort bel homme, il aurait croisé à coup sûr des aventurières, des veuves argentées, des esseulées du troisième âge, prêtes à tout pour connaître le bonheur. Rien de tel qu’un paysage glacé et hostile pour rechercher la chaleur humaine d’un être séduisant tel que lui.
          -Seulement voilà, pensa-t-il, ces petites parenthèses extraconjugales s’adressent comme toujours  aux célibataires…ce qui n’était manifestement plus son cas !!!

           Venise retint un temps son attention, bien qu’il ne fût pas un fan de la Sérénissime qu’il connaissait déjà. Par contre, il avait toujours rêvé, pour s’y rendre, de prendre le Venise-Simplon-Orient-Express une fois dans sa vie  Il se voyait très bien  en smoking au wagon-bar, dissertant sur la misère du monde, un verre de vieux bourbon à la main, entouré d’une escouade de jolies femmes, parmi lesquelles il n’aurait plus qu’à choisir celle qui, dans une cabine art déco imaginée par Lalique, allait connaître grâce à lui une inoubliable nuit d’amour.
           A ce moment, Germaine annonça  que les  pâtes étaient cuites et qu’il fallait passer à table.
           Il soupira et  raya Venise des destinations possibles.

            Pourquoi, se dit-il après le repas, ne pas se rabattre sur Amsterdam ? Germaine a toujours voulu voir la Hollande et ses champs de tulipes. L’ennui c’est que l’anniversaire de Madame tombe en décembre et que les tulipes refusent obstinément de fleurir  à cette époque. Alors que faire à Amsterdam en plein hiver, sinon se réfugier dans les musées ? L’embêtant c’est que Germaine n’est pas très « peinture ». Alors, au Rijksmuseum, en voyant « La Laitière » de Vermeer, elle serait bien capable de demander tout fort si c’est la même qui fait la pub à la télé pour les yaourts. La honte !       
           Il  décida de remettre  à plus tard ce voyage vers la Venise du Nord.  Un jour peut-être… s’il était  seul…. et si la vie en décidait ainsi… !!!

           Pour l’instant la zone de recherches se rétrécissait dangereusement et la date fatidique approchait à grands pas.
            
           Ce fut au petit matin, pendant que Germaine était à la première messe, que la solution lui apparut  dans sa consternante simplicité. C’était seulement  à deux petites heures de train. Il avait tout sous la main et n’y avait même pas pensé. Il se serait presque traité d’abruti !  La S.N.C.F proposait des tarifs réduits pour les seniors, même en première classe. Pourquoi hésiter plus longtemps ?

           Pendant ce long week-end il allait lui proposer une croisière sur la Seine. Là au moins, il n’y avait pas de risque de nausée  intempestive! Il allait réserver ensuite un dîner aux chandelles avec des mets raffinés qu’elle ne serait pas tenue de manger avec des baguettes. Le canal Saint-Martin  allait lui offrir, à peu de choses près, une réplique  des canaux hollandais  ou vénitiens. Si le temps n’était pas trop chaud, trop froid, trop humide ou trop venté, ils monteraient  d’un trait jusqu’au sommet de la butte Montmartre. Son asthme chronique n’en reviendrait pas de prendre autant de risques pour jouir du panorama sur la ville lumière. En redescendant, ils passeraient chez Tati et là, il lui achèterait un kimono en presque soie, le même que celui qu’elle aurait ramené de Tokyo, si elle avait consenti à y aller. Il allait dans l’après -midi  lui montrer la pyramide du Louvre, en lui expliquant que c’était, grosso modo, la même qu’à Khéops, en Egypte, là où lui, par contre, aimerait bien aller pour son prochain anniversaire ! Comme il connaissait ses goûts  il lui épargnerait, cela allait de soi, Le Louvre, Orsay et Beaubourg. Par contre le musée Grévin serait au programme. C’était bien dans son style à elle. C’est la réplique exacte du musée de Madame Tussaud d’Amsterdam, de Londres ou de Berlin. Pour seulement 20 euros elle pourrait une journée entière se balader entre Charles Trenet, Céline Dion, Johnny et Sarkozy, tous  figés dans la  cire pour l’éternité.  Que pourrait-elle demander de plus  pour son anniversaire ? N’est-ce pas là un cadeau royal tout à fait raisonnable ?

            Il ne lui restait plus qu’à lancer discrètement les réservations  et  lui faire la surprise.

---------

            Germaine revint vers 10 heures.
 -J’ai rencontré Ginette. Elle part demain à Paris. Fernand lui offre un week-end à la Capitale pour ses 72 ans.  Elle m’a tout raconté ce qu’ils allaient faire.
- Un week-end à Paris ?  Mais c’est une excellente idée ! Tu ne trouves pas, ma Chérie ? 
-Tu parles d’une excellente idée !
-Comment ça tu parles ? D’après toi, ce n’est pas une superbe idée d’offrir à sa petite femme adorée un voyage à Paris ? 
- Et si jamais c’était le Fernand qui s’était concocté pour lui-même un petit voyage bien à sa convenance et surtout pas cher ! Tu y songes à ça ? Parce que ce  bel hypocrite, il va en profiter autant qu’elle de la croisière sur la Seine et du dîner aux chandelles  et de l’hôtel trois étoiles  et de la première classe en T.G.V. Sous couvert de lui faire un cadeau royal, Monsieur se fait son petit plaisir à lui, en toute bonne conscience et en jouant en plus à l’époux généreux.

Ce type, tu veux que je te dise, c’est  vraiment le roi des faux-culs !!!






Après la peine

De Amélie Roberge





La porte se referma derrière lui.

Au bas des marches, une jeune femme attendait, un sac rouge posé à ses pieds. Elle ne leva pas la tête à son passage. Il aurait pourtant aimé voir son visage. Son premier visage de femme. 

Il y avait peu de circulation sur la place. Quelques voitures garées près des containers flambants neufs. Observer de sa fenêtre les hommes en orange qui travaillaient à leur installation sous la pluie l’avait occupé plusieurs jours, la semaine précédente.

Il serra l’enveloppe pliée au fond de sa poche puis, sans regarder sa montre, il décida qu’il avait un peu de temps avant 13h27.

     Il marchait d’un pas faussement tranquille. Nouvel aménagement de rue. Feux clignotants. Citadins le nez dans leur portable, plantés devant l’arrêt de bus. Des panneaux, accrochés sur la façade de l’ancienne chapelle, annonçaient des appartements duplex à vendre. De rues en avenues, le rythme de la ville s’accélérait. Il fallait l’apprivoiser. Se caler sur un nouveau tempo. Il tentait de contrôler son souffle court quand il entendit la musique et les cris d’enfants.

    De loin, à travers une haie de thuyas, il aperçut les couleurs tourbillonnantes d’un manège. Il traversa un parking, se fraya un chemin entre les voitures à l’arrêt au feu rouge et arriva sur la petite place où résonnait une chanson vieillotte.

    Il n’était pas tout jeune, ce manège : les animaux faisaient peine à voir avec leurs couleurs écaillées, vernies et revernies sans retouche de peinture. « Du travail de sagouin », comme aurait dit son ancien patron. Les nombreuses saisons passées sous le soleil et les pluies avaient aussi affadi la toiture rouge et blanche. De petites loupiottes jaunes apportaient cependant un côté chaleureux à l’ensemble, doucement rétro.

   Autour du cercle vert sur lequel reposait la structure métallique, on avait disposé des chaises en plastique dépareillées. Des parents attendaient, assis, que leur progéniture tourbillonnante redescende sur la terre ferme. D’autres, tirés par une main, sortaient, en soupirant, un billet de leur portefeuille, qu’ils tendaient au gérant, vissé dans sa cabine.

    A chaque ralentissement, c’était le même ballet : montée et descente en quinconce, trépignements d’impatience et pleurs de frustration. A l’arrêt, les petits manteaux parcouraient dans la précipitation la plateforme de part en part, à la recherche de la monture parfaite. L’unique. Celle qui volerait le plus haut, qui tournerait le plus vite, qui klaxonnerait le plus fort.

    Juste devant lui, un papa aidait sa fillette à grimper dans un petit train rouge et jaune. La délicatesse avec laquelle il soulevait son enfant, les mains autour de sa taille fluette, lui parurent familières.

    Souvenir d’un autre temps. Celui où il était encore un père.
    Lisa avait 5 ans à l’époque. Un rayon de soleil bondissant. Anne, sa femme, s’était déjà éteinte, consciente des mensonges qu’il lui servait quand il déposait, au petit matin, son sac sur la table, après son « boulot de nuit ». Pourtant, elle n’était pas partie. Elle avait seulement dressé un mur de silence entre eux. Seule Lisa avait maintenu un lien fragile entre ses deux parents.

    Chaque après-midi, après l’école, père et fille traversaient, main dans la main, le jardin du Mail. Le manège était inévitable. Il vérifiait toujours deux fois la ceinture de sécurité de l’avion rouge dans lequel elle grimpait invariablement et resserrait l’écharpe autour du cou de sa petiote avant qu’elle ne s’envole. Il s’asseyait sur un banc, souvent le même, pour regarder décoller la petite carlingue et tournoyer son adorée. Après plusieurs tours, il réceptionnait sa fille en posant ses lèvres sur les petites joues rougies et fraichies par l’envol.

    « Attention au départ ! Roulez petits bolides ! »

    La voix mécanique du gérant ferma brutalement la parenthèse. Il en était là. Assis seul aux pieds d’un souvenir écaillé. Dans les miroirs tournants du manège, c’était un étranger qu’il voyait. Il avait quitté la prison depuis à peine une heure. Et une part de lui y était encore. Il le savait. On ne sort jamais vraiment de 15 ans de cellule.

    Il replongea ses mains au fond de ses poches. Non, il était sorti. Seul. Mais le billet était là, dans sa poche droite. Le train de 13h27 l’attendait. Et il ne le raterait pas.

    Il reprit sa marche somnambule vers la gare.

    Elle avait bien changée, la ville. Il en prenait conscience maintenant, douloureusement. La vie avait continué sans lui. Hautaines et bourgeoises, les façades de tuffeau rutilaient. Les couleurs du nouveau tramway filaient sur le boulevard. Même le café où il avait trainé si souvent avait fait peau neuve.

    Il jeta un coup d’œil à sa montre. 13h20. Il fallait accélérer. Courir pour ne pas se laisser happer par le temps.

    Il arriva à bout de souffle en bas de l’escalier donnant accès aux voies. Il traversa tant bien que mal un groupe de voyageurs qu’un TGV avait déversé sur le quai. On le bouscula, on s’excusa. Pas le temps. Il se jeta à l’intérieur de la voiture 7 du TER en direction de Nantes. Un dernier effort pour lancer son sac au-dessus de sa place côté fenêtre et il fut enfin assis.

    « Le train numéro 3827, en provenance de Paris Montparnasse et à destination de Nantes, va partir. »

   Ce fut d’abord le reflet du sac rouge dans la vitre qui attira son regard. Un sac rouge, posé en face d’une jeune femme d’une vingtaine d’années, installée dans la rangée opposée. Un sac rouge posé sur la tablette centrale. Il tourna la tête. Quand elle croisa son regard, le rose lui monta aux joues.

    « Attention à la fermeture des portes. Attention au départ. »

    Il lui sourit. Sa fille serait son premier visage de femme.









Wahrān

De Jean-François Lopez





Mars 2015. Dans quelques jours, ce sera l’anniversaire de ma mère. A son âge, ce n’est pas facile de lui faire un cadeau, de la surprendre et de la satisfaire. Elle répète à l’envi qu’elle n’a besoin de rien. Qu’un simple coup de téléphone la contentera et qu’il ne faut gaspiller inconsidérément l’argent gagné si difficilement. Mais je ne l’écoute pas et tente, chaque année, de faire crépiter dans son regard cette petite lueur de plaisir serein qu’elle ne peut dissimuler quand je lui offre un bijou en ambre ou une robe fantaisie.
Cela fait quelques vingt ans que je caresse un secret espoir. J’ai mis de côté une somme d’argent, ni importante, ni insignifiante. Un magot relatif qui permettrait de réaliser un projet aujourd’hui peut-être insensé. Je dois avouer que s’il n’a pas encore été accompli, c’est parce que je ne me sentais pas prêt. J’attendais cet instant où je saurais qu’il en est le temps. Sans pourquoi.
1962- l’Algérie prend son indépendance et par la même ceux qu’on appelle communément et un peu singulièrement les pieds noirs doivent intégrer ou réintégrer l’hexagone. 700.000 Français d'Algérie déferlent sur la métropole.  J’avais deux ans quand nous avons pris le bateau pour Marseille. Deux années passées dans un pays en guerre. Pendant des années, j’ai vécu, insouciant, avec cette carte d’identité fictive au-dessus de ma tête sans vraiment totalement comprendre ce qu’elle trainait derrière elle ou ce qu’elle signifiait exactement- La peur, la souffrance, l’incompréhension, la terreur et l’exil. J’avais l’impression de me retrouver dans une tribu délocalisée et solidaire, engagée et en colère. Je me rendais bien compte que chaque réunion familiale se terminait inlassablement par des discussions animées, toujours orientées vers ce sujet. Par des mots plus hauts les uns que les autres, par des prises de bec, des colères et des larmes. Pendant toutes ces longues années, chaque fois que  quelqu’un entamait une discussion flirtant de loin ou de prés sur l’Algérie, ma mère entrait dans un état second, elle s’emportait et finissait par tourner dos en prétextant que ceux qui n’avaient pas vécu cet affront ne pouvaient pas comprendre. Rien comprendre. Point à la ligne et fin du dialogue sur un mode électrique. Pendant longtemps, je me suis tu, croyant que je ne pouvais faire partie que d’un seul camp- celui de ma famille, celui des exilés.
J’ai construit ma vie sur ce terreau de cendres chaudes sans souffrances et sans sentiment de révolte.
Ce n’est que vers l’âge de trente ans sans que je ne sache vraiment pourquoi que j’ai décidé de démarrer ce qui allait être une longue quête. Comprendre par moi-même ce qui s’était passé et ne pas répéter machinalement ce que j’avais entendu dire des années durant. J’ai lu une vingtaine de livres sur ce sujet, recueils très différents les uns des autres. J’ai arpenté les couloirs de la bibliothèque de Grenoble des jours durant, recueillant articles et témoignages. J’ai visionné tout ce qu’il fût possible de visionner. J’ai pris des notes et j’ai commencé à chercher à structurer ma pensée à partir d’états de fait. Au bout de quelques mois, presqu’une année de recherches, j’ai ressenti une forme de malaise. L’histoire était bien plus compliquée que celle que l’on m’avait racontée.
Même aujourd’hui, j’ai la sensation qu’elle fait partie d’une légende inaboutie. Qu’elle n’était que le reflet du parti pris d’un camp ou d’un autre. Que l’un ou l’autre occulte, dénature, modifie ou altère.
Je me retrouvais devant deux portes closes- celle qui me menait à renoncer à ce que je savais désormais- qui me poussait vers les miens en renonçant à toute forme de lucidité- et celle qui me conduisait vers la voie de la réflexion, de la prise de position, de mon avis, de mes sentiments dussè-je décevoir, contrarier en prenant le risque de me retrouver seul.
Le simple fait de poser cette équation me contraint à prendre mes responsabilités. Il n’était plus question de tribu, de famille et de peur de décevoir. Il n’était question que de décrypter ce que je ressentais.
Je pense que tout aurait dû se passer différemment si tout le monde avait fait preuve de plus de lucidité. Que la cohabitation était souhaitable et possible pour le bien de tous. Tout ce qui fut enduré mes parents et ma famille avait été terrible et traumatisant. Que la colère et la déception étaient naturelles. Mais si les hommes politiques de l’époque n’avaient pas su régler en bonne intelligence ce dilemme, il était trop tard pour cultiver regrets, désillusion et amertume.
S’il n’y avait qu’une seule conclusion réductrice, c’était que la France avait rendu à l’Algérie ce qui lui appartenait. Que nous devions l’accepter et repartir à zéro. Oublier avec le temps cette magnifique terre de contrastes. Bien sûr que mes parents se trouvaient à la mauvaise place, qu’ils n’étaient pas de riches colons exploiteurs. Qu’ils s‘étaient intégrés en bonne intelligence après que leurs ancêtres eurent débarque d’Andalousie. Que certains de leurs amis et voisins, Aïcha, Mansour, Abel ou Nora les chérissaient sincèrement. Mais l’histoire était en route en 1962 et plus personne ne pouvait rien faire pour endiguer le processus de trahison. Il y avait eu tant de morts inutiles, tant de promesses non tenus, tant de tentatives avortées qu’il fallait, aujourd’hui,  trouver une solution radicale à un problème quasi inextricable.
Il était temps de prendre un autre chemin et cela, la communauté pied-noir n’a jamais pu et su l’accepter. 
Au fil des années la tension est retombée. En fréquentant moins ma famille qui vieillissait mal, je prenais moins le risque d’assister à de stériles querelles redondantes. Et puis mon père nous a quittés et dès que ma mère eut atteint l’âge de la retraite, elle allait prendre, seule, la direction du sud de la France. Elle voulait se rapprocher du soleil, retrouver une ambiance de bord de mer. Elle prit une petite location à côté de Nîmes et quelques temps plus tard plaça ses maigres économies dans l’achat d’un mobil home à Carnon dans l’Hérault. Elle partageait son année entre ses deux pieds à terre. Elle s’était organisé un emploi du temps rationnel qui lui permettait de vivre heureuse. C’est tout du moins la sensation  que je ressentais. Entre sa nouvelle condition de veuve et son exil loin de ses trois enfants et de ses petits-enfants, elle avait fait un choix et l’assumait complètement.
Je parvenais à la voir deux ou trois par an, prenant un peu à contrecœur  la direction des routes encombrées du midi de la France. Elle avait trouvé son équilibre et paraissait plus apaisée. Elle me répétait qu’elle n’avait pas peur de mourir. Qu’elle irait rejoindre le seul homme qu’elle n’ait jamais aimé. Ces discussions m'avaient poussé à penser et à envisager la mort d’une autre façon. Et je dois avouer que l’ensemble de nos échanges avaient relativisé la crainte de son départ vers l’au-delà.  Et peut-être aussi le mien. Cela faisait plusieurs années que je m’étais fait à l’idée qu’elle allait mourir, qu’elle ne redoutait pas ce moment et que je devais accepter comme un adulte qui se respecte ses états d’âme réfléchis.
Plusieurs fois, je lui ai demandé si, avant de rejoindre Antoine, elle aurait envie de retourner à Oran.
Jusqu’au moment de sa mise à la retraite, elle aurait accepté sans hésitation. Mais aujourd’hui, c’était un peu plus compliqué. Elle hésitait. Elle ne savait plus si elle en avait vraiment envie. Elle redoutait d’être déçue, de ne rien reconnaitre. Alors, j’ai pris cette hésitation comme un renoncement et j’ai cessé de lui en parler.
Mais en ce début d’année 2015, je m’étais rendu compte qu’elle avait passé la barre des 80 ans (j’avais arrêté de me souvenir de son âge après 60 ans). Et que, s’il y avait une chance d’exaucer ce qui fut longtemps comme un rêve secret, c’était surement maintenant ou jamais.
Je décidais de réfléchir précisément à la faisabilité de ce voyage. Mon épouse me donna carte blanche et en une quinzaine de jours, je mis en place avec l’aide d’une association dédiée à ce type de projets, un véritable programme d’une semaine. Sans en toucher un mot à ma mère, j’allais décider de lui offrir ce cadeau pour son anniversaire.
Lors du dernier week-end de février, je me rendais dans sa demeure gardoise sans la prévenir. Elle ouvrit la porte, à peine surprise de ma venue impromptue. Elle disait à qui voulait bien l’entendre que j’étais celui de ses garçons le plus farfelu, le plus imprévisible.
J’ai attendu le lendemain pour commencer à lui en parler. Elle m’écouta presque religieusement et se leva pour aller faire un tour dans le jardin. Puis, elle revint au bout d’un bon quart d’heure pour me dire qu’elle allait y réfléchir, que c’était gentil de ma part mais qu’elle ne savait pas exactement si elle en avait toujours envie. Nous n’en avons pas reparlé avant la fin de l’après-midi. Je partais en début de soirée aussi est-ce moi qui précipita un peu la reprise de la discussion.
Elle me regarda tendrement, s’offrit un long moment de silence et déclina mon invitation.
Je restais coi, incapable de lui répondre et décida de précipiter l’heure de mon retour. Durant tout le voyage, je me suis demandé si j’aurais dû insister, si c’était une bonne idée, si, si, si…
Mon épouse m’accueillit avec un grand sourire et devina tout de suite à ma mine renfrognée quelle fut sa réponse. Avec justesse et douceur, elle en conclut que c’était surement mieux ainsi.
Ma nuit fut agitée. Je tournais et retournais dans mon lit bien trop petit pour recueillir  le lot de mes incertitudes.
Je me suis levé comme d’habitude à cinq heures du matin et j’ai déjeuné tout seul. Comme d’habitude. Je cherchais un signe dans le noir de mon grand bol de café. En vain. Alors, je me suis mis à peindre. J’avais pris cette habitude quand je ressentais le besoin de créer ou bien celui de méditer. Aussi bizarre que cela puisse paraitre, quand je peignais, une douce musique de circonstance sur les oreilles, je parvenais à analyser le cours de ma vie et souvent à prendre de bonnes décisions.
Au bout de deux heures de réalisation d’une création mitigée, après avoir passé en revue toutes les facettes du problème, j’avais pris une décision. Bien que personnellement, je ne ressentais pas le besoin de retourner sur les terres de ma naissance, bien que ma mère m’abandonnait dans ce projet conçu pour elle, j’allais entreprendre ce voyage. Seul. Tout seul. Comme un pèlerinage pour autrui. Voyage par procuration pour un reporter missionné. J’avais eu du mal à expliquer à ma douce les raisons qui me poussaient à m’entêter.
Autour de moi, lorsque j’ai dit que je retournais en Algérie, on m’a dit que j’étais fou. 
J’ai débarque à Oran à 11h15 un mardi. Mon guide m’attendait comme prévu. Hassan était un brillant étudiant en économie qui assumait cette fonction avec une vraie détermination. Il avait prévu heure par heure un programme qui s’étalait sur cinq jours. Nous avons commencé par nous rendre au dernier domicile de mes parents- 4 RUE d’ECMÜLH aujourd’hui baptisée Muhieddine.
Hassan m’expliqua qu’il avait pris contact avec l’actuelle propriétaire des lieux. Elle m’a prise dans ses bras, a pleuré avec moi alors que je ne la connaissais pas. Lorsque j’ai dit en rigolant que j’avais été privée de pâtisseries durant toutes ces années, elle est allée m’en chercher.
Je me suis baladé dans ce petit appartement comme on se promène dans un musée – dans le silence et la retenue, cherchant à photographier chaque recoin, à ressentir, sentir ou comprendre.
Puis elle m’emmena dans une pièce au fond de la maison où une armoire avait été laissée à l'identique du temps de la colonisation, sans qu'un seul bibelot n'ait été déplacé. Tout avait été dépoussiéré quotidiennement. Elle me proposa de récupérer tout ce que je désirais.
Mais je ne sentis pas le besoin d’accepter. Je ne ressentais rien de particulier, me sentant étranger en un lieu lointain.
Puis, nous sommes remontés dans la voiture pour découvrir la ville. Je constatai que certains bâtiments avaient été laissés à l'abandon ou avaient totalement disparus pour laisser la place à d'autres, notamment face à la démographie galopante du pays. Hassan me déconseilla de visiter le cimetière. Il tenta d’engager la conversation avec moi et me surprenais à répondre un peu mécaniquement à ses questions.
Je demandai assez rapidement à être raccompagné à mon hôtel et n’eus pas le courage ou l’envie d’aller  manger au centre-ville. Je me contentais d’une salade rapidement ingurgitée au restaurant de l’hôtel. J’avais la sensation de ne pas être à ma place. J‘étais parcouru par une sorte de grand vide sidéral et n’avais pas de mots précis pour caractériser mes émotions.
J’avais commis une erreur en venant ici, peut-être en venant seul ici  et décidai de rentrer en France dès le lendemain matin. Je prenais soin de régler à Hassan ce qui lui était dû pour la semaine au moment même où il me déposait à l’aéroport. Je découvris sur son visage les stigmates mêlées de la surprise et de la déception.
Dans l’avion, je ne savais pas exactement ce que j’allais rapporter à ma mère. Allais-je mentir, devais-je le faire…Et si ma franchise lui faisait encore plus de mal ? Qu’attendait-elle de moi ? Qu’avait-elle envie d’entendre ?
Si j’avais du écrire un article sur ce court épisode en terre berbère, j’aurais pris soin de préciser que l’inutilité perçue provenait surement du fait qu’il était trop tard. Que j’étais devenu un citoyen du monde sans réelles racines. Qui s’était adapté partout où il était passé. Que je me sentais chez moi un peu partout et que ce pan de mon histoire ne m’appartenait plus. Que quand la génération de mes parents s’éteindrait, elle emporterait avec elle, l’essence même de la culture pied-noir et qu’il me semblait que leurs enfants et petits enfants ne perpétueraient pas forcément traditions, nostalgie et chagrin. Je n’étais ni déçu, ni en colère. L’Algérie était devenue un drôle de pays qui semblait marcher sur trois pistons, qui vivait au rythme du soleil et se cherchait encore une réelle identité. Il ne restait rien du passage des rapatriés.
Ma femme m’attendait à l’aéroport de Lyon saint Exupéry. Je m’aperçus immédiatement que quelque chose de grave était arrivé à sa mine dépitée. Elle éclata au sanglot au moment de me serrer dans ses bras. N’arrivait pas à parler distinctement.
Durant mes deux jours d’absence ma mère s’était éteinte. D’une mort naturelle. Sans souffrir.
Je n’ai pas eu à lui mentir.

Comme un papillon

De Caroline Devred



Inspire, expire.
Elle entendait les flonflons de la fête. Il y en avait du monde aujourd'hui.

Inspire, expire.
Bientôt, il sera demandé au public de faire silence. La musique mourra dans une dernière note. On pourra entendre une mouche voler. Le silence sera si pesant que même la mouche se sentira gênée de bourdonner.

Inspire, expire.
De toute façon, bientôt la jeune fille n'entendra plus rien, la magie de la concentration.

Inspire, expire.
Elle pouvait sentir tous ses muscles. Elle avait le corps sec, du muscle pas de gras. Ses jambes étaient fuselées, elles faisaient tourner bien des têtes. Ses abdominaux en acier attiraient la convoitise de bien des culturistes. Personnellement elle préférait ses bras et ses épaules. C'étaient ce qui la rendait le moins féminine, la plus difforme. Néanmoins chaque gramme de muscle de sa carrure représentait des heures d'entraînement.

Inspire, expire.
Elle était impeccablement placée sur le plot numéro cinq. Les commentateurs avaient toujours des théories concernant le couloir. C'était des foutaises, pour gagner qu'importe le couloir puisque c'était avant tout contre soi que l'on devait se battre.

Inspire, expire.
Le départ allait être donné. Elle plongerait et ne ferait plus qu'une avec l'eau. Il ne fallait pas qu'elle se rate.

Inspire, expire.
Elle n'avait pas peur de l'eau. Elle craignait l'après. L'eau était son élément. Ce n'était pas sans raison que les journalistes l'avait surnommée la selkie de l'Anjou. Sa nage était impeccable, fluide. Ce qu'elle aimait par dessus tout c'était la nage papillon. Elle était d'ailleurs la reine du 200 mètres papillon. Cette nage était toute en puissance. Elle la voyait comme l'épreuve « brute épaisse » de la natation. Malgré tout, même lorsqu'elle nageait le papillon, elle restait une de ces créatures féeriques. La selkie. La selkie en or.

Inspire, expire.
Sa mère aimait à raconter aux reporters que sa fille avait su nager avant de marcher. Tout avait commencé banalement en fait. Ses parents étaient des soixante-huitards nés quelques décennies en retard. A moins qu’ils ne soient des bobo-écolos apparus sur Terre avec beaucoup d'avance. Ils prônaient le lien avec notre mer la Terre nourricière. C'était dans cette optique qu'elle avait été l'un des plus jeunes bébés nageurs de la ville. Rien ne lui plaisait plus que cela, ces instants dans l'eau. Les multiples photos qu'avait prises son père pouvaient en témoigner. Elle barbotait allégrement. Cependant lorsqu'était venu le temps des véritables cours de natation, la première chose qu'elle avait dû apprendre c'était à « dénager ». Il fallait chasser son naturel pour obtenir une nage plus académique. Assez ironique lorsqu'on y pensait.

Inspire, expire.
Elle était tellement douée, qu'elle avait sauté les cours découvertes pour se retrouver dans les cours d'initiation. Rapidement elle avait été remarquée et sa vie avait changé. Elle n'en voulait pas aux maîtres nageurs de Jean Bouin qui avait attiré sur elle l'attention de plus hautes instances de la natation. Cela aurait été pareil dans n'importe quelle autre piscine. A Angers ou ailleurs. Elle aimait trop nager pour dissocier les piscines de sa vie. Cela serait arrivé d'une façon ou d'une autre, à  un moment ou à un autre.
La ville avait fini par faire venir un entraîneur rien que pour elle. Les autres gamines recevaient un « agenda de grand » pour leur entrée en sixième. Elle pour cette occasion, elle avait eu un maître Yoda. En plus, exigeant. Mais, avec les mêmes poils aux oreilles.

Inspire, expire.
Elle avait eu de la chance avec Yoda. Il était clean. Pas de comportement pervers ou malsain. Pas de dopage, de stéroïdes anabolisants. Il se méfiait même des vitamines. Il était un peu comme ses parents de ce point de vue là. Si ce n'était qu'il avait réellement vécu mai 68.
Sous leurs directives, elle menait une vie d'ascète. Elle avait 16 ans et elle n'avait jamais bu une goutte d'alcool, jamais trempé ses lèvres dans une coupe de champagne. Le champagne avait beau être débouché pour chacune de ses victoires internationales, elle carburait au jus de pèche ou de pomme en fonction de la saison. Du jus bio, bien entendu. Bien sûr, contrairement aux autres lycéennes, elle n'avait jamais mis une cigarette entre ses lèvres, quand à un  joint n'en parlons pas. Les soixante-huitards ne sont-ils pas sensés être portés sur la fumette ? Il est vrai, qu'eux, ils ne passaient pas de contrôle anti-dopage. N'empêche, qu'est-ce qu'elle aurait donné pour tirer une taf comme ça, pour voir. Impossible. Même dans les vestiaires, on ne la quittait pas d'une semelle. Viendrait le jour où elle n'aurait plus le droit de fermer la porte des toilettes.

Inspire, expire.
S'il n'y avait eu que l'alcool ou les joints, cela aurait été plus facile à porter. Seulement, il s'agissait de toute sa vie. Elle n'était même pas en sport étude. Elle s’entraînait avec Yoda et ses acolytes la majeure partie de ses journées. Pour ce qui était des études, elle n'allait pas au lycée, elle avait des répétiteurs particuliers. Pas de lycée, cela signifiait pas de vacances, pas de cours de récré, pas de copine. Cela signifiait certainement pas d'études universitaires, pas de petit ami, pas de fête où se comporter comme une écervelée. Pas de vie normale, en fait.

Inspire, expire.
Elle, elle était comme un papillon attiré par la lumière.

Inspire, expire.
Elle était à la finale des jeux olympiques. Elle s'était hissée jusque là tout de même.

Inspire, expire.
Il fallait qu'elle se concentre sur son objectif, la disqualification. Elle ne devait pas rater son faux départ.







À vos marques, prêt, partez, feu, go !
De Yohann Brossard

Ainsi se lancent les enfants épris de vitesse haletante. Ainsi nous nous lancions à pieds, à vélo, un copain sur le dos. Mes premières cicatrices sont aujourd’hui mes vieux trophées. Mes genoux témoignent une vie vécue. Mes mains, une vie tenue, échappée et finalement retenue.
— Tu dors ou tu rêves ? Je t’appelle depuis un quart d’heure. La voiture est en bas. On t’attend.
Ma mère ne s’embarrassait jamais de superflu. Pas plus qu’elle ne s’embarrassait de l’essentiel d’ailleurs.
— J’arrive. Je finissais un livre.
— Tu veux l’emmener.
— Je l’ai fini.
— Très bien mon chéri. Allons-y.
Nous sortions de l’immeuble quand je lui criai.
—Attends ! Ils sont là. Je m’éloignai et je l’entendis me dire de faire vite.
Mes cinq copains se tenaient devant moi comme des joueurs sur une ligne médiane. Ils ne dirent rien. Ils restèrent là, à me faire face. Ils me retenaient par les yeux. Je ne savais pas comment les regarder. Alors, je leur dis les sept mots, détachés, comme des coups de sifflet à bille.
— A vos marques, prêt, partez, feu, go !
Ils dévalèrent la rue pentue à toute allure en hurlant. Ils recherchèrent l’asphyxie. Cette douleur dans la poitrine qui voudrait exploser. La douleur  jumelle de celle qui me broyait les tempes.
Je ne bougeai pas. Comme eux, j’hurlais. Et alors qu’ils disparaissaient, ma voix seule restait suspendue. Je l’entendis, résonnante, dans un grand vide. Je me retournai, les joues barrées de larmes et rejoignis la voiture que ma mère avait trouvée pour rejoindre la zone libre.

Nous fûmes installés dans une vieille maison à l’orée d’une forêt. Nous y retrouvâmes Jean. Je feins d’être surpris. Jean était déjà venu à plusieurs reprises à la maison. Je le croisais en rentrant ou je le voyais sur le trottoir d’en face. Il avait préparé la partie de la bâtisse qui nous logerait. Il y avait d’autres personnes hébergées. Des familles.
De toute évidence, il avait eu le temps de bien connaitre les lieux. Maman participait aux taches collectives et Jean s’occupait de moi. Il m’emmenait régulièrement en promenade. Nous dévalions les collines et fendions la forêt. Nous nous arrêtions pour manger, assis sur une souche ou derrière un rocher. Nous fumions les pieds dans l’eau. Le tabac semble moins nocif  pour les longues vies suspendues en temps de guerre.
Il me racontait les chemins, les paysages et les loups disparus. Je ne savais pas si je devais bien l’aimer. J’étais à mon aise mais sa présence me troublait. Je sentais bien qu’il avait beaucoup d’affection pour moi. Mais, je percevais aussi une distance entre nous. Et des moments de silence. Comme s’il avait un secret à partager à chaque départ et qu’il en avait enterré un avant chaque retour. 

Puis, il fut, lui aussi, accaparé. J'eus le droit de continuer mes promenades. Seul. Jean me donnait des petits paquets ficelés. Je les mettais en bandoulière et je courrais les déposer à des endroits précis. Ceux-là même où nous nous arrêtions déjeuner lors de nos promenades.  Mes amis me manquaient. C’était la solitude après la bande. La bouteille vide après l’ivresse. Mais c’était aussi les arbres et les sentiers. Je faisais de la nature ma sœur de jeu. Je luttais contre le vent, parant les feuilles comme autant d’attaques d’ennemis invisibles. Je courrais avec les rafales faisant la course avec les feuilles devenues mes amies. Dans mes moments de célérité euphorique, j’avais le sentiment que c’était moi qui conduisais l’automne au cœur de la forêt.  Tous les jours, les ruisseaux à enjamber, les digues à inventer, les troncs à explorer. Le miel sauvage, les mûres en grappes et les arbres à escalader. Tous les jours un terrain de jeu ancestral dans le silence craintif et méfiant des animaux sauvages.
Et puis un jour, une voix.
— Bouge pas !
Je me figeai. Je ne connaissais pas la voix mais je reconnus le ton. Agressif et haineux. C’était déjà le ton de celle qui vint chercher mon père, en pleine nuit. Le décor qui m’entourait  s’immobilisa et se tut. La goutte du temps sua sur ma tempe.
— Ne bougez pas les garçons !
— Attends papa, j’ai un caillou dans mon soulier !
Je gagnais toujours du temps avec mon père. Je ne le voyais pas souvent. J’avais toujours un lacet défait, un lézard à capturer ou l’envie d’être consolé. La dernière fois qu’il vint nous voir, je jouais à la course avec mes amis.
— Ca y est ? C’est bon Phyléas ?
— Oui, ça y est !
Je mis le bord de ma chaussure derrière la ligne de craie. Mes amis et moi étions alignés dans la rue comme les athlètes, à Berlin, sur cette vieille photo de journal. Mon père leva deux doigts pour simuler le tir du départ.
— Attention les enfants… !
Je me mis en position de coureur prêt à bondir.
— J’ai dit « Bouge pas », sale engeance !
Je sentis mes muscles se raidir. Je compris « sale enfance ». Je manquai de me retourner mais me ravisai. Je ne le regrette pas. Une voix qui insulte l’enfance ne mérite pas de visage. Mais, sale enfance, en effet. Enfance qui ne tient qu’à un fil pour ne pas sombrer dans l’âpreté du monde adulte. Un fil que nous tendions au bout de la rue comme un horizon à chaque course. Une course contre l’ennui et contre la mort. Sale enfance, en effet. Mon père arrêté. Mon père torturé. Mon père et ses amis alignés, tournant le dos à une MG42, attendant le départ. Ma mère alitée pendant deux mois. Moi à son chevet. Et deux mois auparavant, mon père, au bord de la rue, amusé et fier de son engeance, qui nous criait.
— A vos marques, prêt, partez, feu, go !
Je m’élançai comme un esclave libéré de ses chaines. J’essayais de changer de trajectoire à chaque pas. J’entendis un premier coup de feu qui fit exploser l’écorce d’un chêne près de mon visage. Je vis ensuite une branche tomber. Je voyais le talus. Le talus vite. Vite sauter. La balle me saisit dans le dos. La douleur me frappa si fort que je tombai, fauché comme les moineaux que nous abattions au lance-pierre sur le mur émietté. Je pleurais de rage. La pente me fit dévaler. Un arbre m’arrêta.
Ma vie s’arrêta.
Pour longtemps…
Quand je repris mes esprits, ma mère était là. Maigre comme le remord. Jean avait disparu de la maison. Le mois qui suivit, j’appris à marcher avec une canne. L’année suivante, je repris mes promenades dans la forêt sans jamais craindre de marcher près du lieu où j’étais tombé. Sans jamais le regarder, néanmoins. C’est à cet endroit que Lucie, je crois, me rejoignit à la fin d’un été.
— Phyléas !  je me retournai, je savais que je te trouverai par ici. On a gagné Phyléas, on a gagné !
Je lui souris avec tendresse. Elle semblait heureuse. Elle s’approcha et me prit dans ses bras. Ma canne tomba. Elle m’embrassa. J’aurais presque oublié ce nid de coton au milieu des buissons d’épines.
Je rendis souvent visite au chêne blessé. Je le vis guérir. Je le vis grandir avec des branches un peu bancales, un peu tordues. Il y a des arbres, comme des hommes, qui garderont toujours un caillou dans leur soulier.
Mes promenades étaient devenues calmes et silencieuses. J’avais souvent besoin de rester immobile. C’était le décor qui s’animait. Je ne sais pas vraiment si le loup blessé n’effraie plus les chèvres et les lièvres mais je sais qu’un enfant fatigué attire mieux les écureuils.
Jamais plus je ne pris de départ endiablé. Jamais je ne sus qui avait tiré. Jamais je ne sus qui de mes amis avaient survécu aux bombardements. Je n’appris à aucun de mes petits-enfants l’usage du lance-pierre.
J’avais vécu l’enfance en raccourci. Ma vie d’adulte me parut longue et douce. Paisible. Je n’avais plus senti cette odeur d’humus coagulée depuis cet arbre qui me brisa le crâne. Je n’avais plus goûté ce sang sauvage jusqu’à mardi dernier. Quand je suis tombé.
Ce soir, je ne pense qu’à cet arrêt, au début de ma vie, alors que je suis arrivé au terminus. Ce sera cette nuit. Je le sais. J’ai peur. J’ai hâte. J’ai faim. Ce sera cette nuit. Je le sais comme l’on sait quand on va être appelé pour la récitation. La même boule au ventre. La même sécheresse dans la gorge. Les mêmes jambes qui flageolent. Je ne voudrais pas décevoir. Je ne sais pas qui. Mais, je ne voudrais pas décevoir.
J’ai bien appris ma vie.
Et dans mon cœur de vieil homme heureux qui somnole sa mort résonne ma voix d’enfant impétueux :
— A vos marques, prêt, partez, feu, go !






Spirales
De Marie Semin
1er prix ex-aequo catégorie jeunesse






« Attention au départ ! »
C’est à ce cri que tout commence. La terre tremble, il y a comme de légers tressautements, mes semblables s’agitent désagréablement autour de moi.
Je haïs la foule et me fais le plus petit possible, habillé de gris pour mieux passer inaperçu.
Je n’ai nullement décidé d’être là pour cette course à pieds, c’est le hasard qui m’y a conduit. Et j’ai un mauvais pressentiment, je sens que ça va mal se terminer.
L’année dernière, en juin, pendant la course des collégiens, j’étais dissimulé dans un buisson, à quelques mètres de là. Il n’y est plus maintenant, un bourreau l’a coupé. Cette fois, impossible pour moi de me cacher pour échapper à la course.
« À vos marques… Prêts… Partez ! »
Un long sifflement, et puis un temps de flottement, l’espace d’une seconde à peine. Au secours ! Ils partent, tout devient flou autour de moi mais je sais qu’ils sont immenses. De gros tas de muscles entraînés tout le long de l’année pour ces quelques minutes décisives qui pourront les placer sur un podium. C’est ridicule et à imaginer comme je vais être écrasé, je me sens déjà mal.
Soudain c’est le chaos. Je crois comprendre ce qu’il se passe sans le voir. Quelqu’un me heurte, je suis un instant projeté dans les airs avant de retomber brutalement sur le sol et de rouler sur les cailloux, sur l’herbe, dans la poussière.
Qui suis-je, déjà… ? Le monde finit par se stabiliser autour de moi, à défaut de se figer.
Je m’appelle Pierre.
J’ai la tête qui tourne. J’ai mal. J’aimerais hurler mais je ne peux pas.
Comme les tortues, une carapace enrobe mon cœur comme une armure. Parfaitement lisse, incabossable. Ç’a toujours été ainsi, je ne peux rien faire d’autre que résister. Je ne suis plus, ou plutôt, je n’ai jamais été comme ces géants qui sont si faibles, au fond d’eux-mêmes.
Moi, je n’ai jamais pleuré de rage devant mon éternelle incapacité à faire quoi que ce soit. Parce que je subis les choses, toujours, je suis passif, je ne serai jamais l’acteur de ma vie. Je ne serai jamais cet être auquel je rêve secrètement, plus grand, plus beau, que tous admirent.
Je ne peux pas crier non plus. Je suis muet, je l’ai toujours été. Je parle seulement au plus profond de moi-même. Même mes amis ne savent pas réellement qui je suis – mais à vrai dire, je pense que je ne les connais pas plus.
Ma peau est devenue si dure que je n’ai jamais vu la moindre goutte de sang y perler. Pourtant, j’aimerais bien, parce que c’est beau, le sang, ça a une couleur rouge, chaude, éclatante.
Bref, je ne suis pas comme ces géants si vivants, fiers et fragiles à la fois. Non, je suis petit et extrêmement dur.
Mais… C’est étrange. Je sens comme une fêlure dans ma carapace.
Je suis incapable de bouger. Je ne vois rien mais j’entends, je sens. Il y a du bruit autour de moi, on s’approche.
Non ! C’est mauvais signe. Je ne sais plus que faire. J’ai peur. Je sens un coup de pied. Un deuxième. Encore et encore, ça ne s’arrête plus. À chaque fois, je sens que je décolle, ma peau râpe le sol, la fissure dans ma carapace s’agrandit.
Soudain, c’est comme si j’explosais, mon cœur mis à nu aux yeux de tous.
           
Les ados qui s’amusaient à se faire des passes avec le caillou laissent échapper des exclamations de surprise en le voyant qui se brise en deux. Une forme spiralée y est inscrite. La pierre qu’ils pensaient banale – non, qu’ils ne pensaient même pas, à vrai dire, une pomme de pin n’aurait pas fait la différence pour leur jeu – est en réalité un fossile.
L’un d’eux ramasse les deux moitiés et les fait rouler dans le creux de sa paume pour les observer. Il sourit. Les autres, moins intéressés, se détournent pour se diriger vers le buffet organisé à la fin du cross.
« Toi, je t’embarque » chuchote-t-il. Il glisse Pierre dans l’une des poches confortables de son survêtement, à l’abri.
Le caillou est encore tout chamboulé. Pourtant, là, il sent que tout va s’arranger. Du moins il l’espère.
Un nouveau départ. Peut-être que ce sera mieux, cette fois ? À vos marques… prêts… Partez !








Le visage de l’archipel
De Clarisse Labarre
1er prix ex-aequo catégorie jeunesse






1er mars
Moi, je m’appelle Louis. Et j’habite ici, dans une des îles de l’Archipel au confetti. On l’appelle ainsi car sur les cartes maritimes, l’ensemble des îles qui le composent n’apparaît pas plus gros qu’un confetti perdu au milieu de l’océan.
Je ne sais pas si c’est vrai, mais une légende raconte que si l’on survole l’archipel d’un point de vue précis, on voit un visage… Je ne sais pas ce qui a bien pu être à l’origine de cette histoire, vu que personne n’a jamais pu quitter cet endroit, encore moins par la voie des airs. Mais bientôt avec mon frère Joseph, on inventera une machine qui volera dans le ciel ! Un ballon, comme ceux des livres d’images !
Dans notre hangar à bateau, on fait des plans. Papa trouve cela absurde. Mon frère et moi, il nous verrait plutôt pêcheurs, comme lui, comme le grand-père et l’arrière-grand-père… On pourrait continuer loin comme ça.

5 avril
La tempête fait rage, dehors. Il pleut, il vente. Chaque bourrasque fait craquer la charpente de notre minuscule maison comme si elle allait l’emporter.
Je déteste la tempête. Cela me rappelle toujours le jour où Maman a disparu. J’étais petit à l’époque, mais je m’en souviens encore comme si c’était hier. Mon frère avait déboulé dans la cuisine, essoufflé, trempé par la pluie, les embruns et les larmes :
« J’ai tout vu !… Maman s’est approchée des falaises, a ouvert les bras et une énorme vague est apparue. Elle s’est retournée vers moi, m’a souri et la vague s’est abattue sur elle !»
Aidé par les autres pêcheurs du village, notre père avait passé les jours suivants à longer les côtes, parcourant les criques et les plages isolées mais elle ne fut jamais retrouvée… Il n’a plus jamais été le même depuis, et il n’a plus jamais évoqué notre mère devant nous.
Il est déjà tard quand mon père rentre trempé de sa journée de pêche. Il me demande où est mon frère. Moi, je sais où est Joseph : dans le hangar, à peaufiner la nacelle de notre ballon, mais je fais mine de ne rien entendre. Je suis plongé dans nos plans ; je me demande comment il faudrait installer la lancée de flammes pour faire gonfler l’enveloppe. J’entends juste mon père marmonner :
« On peut pas compter sur ce fainéant ! »
Je rétorque en moi-même :
« Pas aussi fainéant que toi, vu que tu ne rapportes qu’une crevette à chaque repas. »
Mon père s’assoit lourdement sur une chaise de la cuisine, près du foyer, l’air plus sombre que d’ordinaire.
«  Mauvaise nouvelle, annonce-t-il enfin : le bateau a été emporté par la tempête ».
Durant les semaines qui on suivi sa disparition, mon frère avait posé des milliers de questions sur maman. Pourquoi était-elle dehors le jour de la tempête ? Qu’est-ce qui lui a pris de s’approcher des falaises ? Ce à quoi mon père répondait invariablement :
« Joseph, tu me fatigues, remonte dans ta chambre. Louis aussi, je dois me reposer. » 
C’est sûr qu’avec ce qu’il va maintenant pouvoir pêcher, sans bateau, il va être trèèès fatigué…
On ne parle plus de maman à notre père, mais Joseph et moi on prie pour elle tous les soirs.

26 mai
Voilà longtemps que je n’ai pas écrit, mais je tombe de fatigue tous les soirs. Pour avancer le ballon, mon frère et moi faisons régulièrement l’école buissonnière. Papa n’est jamais à la maison d’habitude, mais le bateau ayant été emporté par la tempête… On passe nos journées à errer sur notre île, à récupérer des morceaux de tissus, de cordages, à assembler ce qu’on peut dans le hangar, en cachette.
Le ballon est presque fini, il faut juste des clous par-ci par-là et… coudre l’enveloppe. Le problème c’est que ni moi ni Joseph ne savons coudre, quant à papa… il y avait un espoir car il sait réparer les filets de pêche et les voiles de son bateau, mais il refusera de nous aider. Il refuse tout ce qui touche à notre projet. Je suis sûr que maman nous aurait aidés volontiers ! Joseph conclut donc qu’il faut nous débrouiller tout seuls.

28 mai
Joseph a eu une idée remarquable aujourd’hui : demander à la couturière du village de nous apprendre à coudre ! Malheureusement, il y aura des frais ; on en a parlé à papa et il ne veut pas. Il dit  qu’avec la grande fortune que l’on a, il est hors de question que l’on dépense 15 sous pour apprendre à coudre !
« Mais, dit Joseph, comment tu peux dire qu’on a beaucoup d’argent ? Quand tu pouvais vendre tes poissons, on avait à peine 10 sous par mois.
-Mais je vois que je suis l’heureux père d’un grand bêta : c’est de l’ironie ! »
Avec mon frère on n’avance pas beaucoup. Pour gagner un peu d’argent, on teste la pêche à la crevette avec papa. Les résultats sont maigres. Décidément c’est officiel, je déteste la pêche !

31 mai
Joseph a entendu un crieur public annoncer que des bûcherons recrutent !
Enfin une bonne nouvelle et c’est payé 2 sous par jour ! Oh, évidemment, je n’ai pas les bras de mon père, ni même ceux de Joseph qui a presque la carrure d’un homme maintenant, mais je ferai de mon mieux et je gagnerai ma paie comme les autres.
Deux semaines de travail m’attendent.

25 juin
Joseph et moi, on a travaillé dur pour pouvoir payer le tissu et les cordes qui nous manquaient. Certes, cela nous enlève du temps sur la construction du ballon, mais il vaut mieux cela que pas de cordes ! Et avec l’argent qui nous reste, demain sera notre premier cours de couture !

1er juillet
Nous savons maintenant coudre. Le ballon sera fin prêt dans une semaine, tout au plus. La nacelle est fixée et nous somme allés récupérer du sable pour les poids.
Inutile de préciser que papa refuse de nous aider. Quand il ne passe pas son temps à préparer ou remonter ses nasses, il reste assis des heures à fixer les vagues. Parfois, nous le voyons déambuler vers la falaise. Ces fois là, il rentre encore plus maussade à la maison et va directement se coucher.

7 juillet
Demain ça y est, c’est le grand jour. L’enveloppe est cousue, les cordages arrimés à la nacelle. Nous avons même rassemblé quelques provisions.
Les jours derniers ont été passés à effectuer les premiers essais de notre engin. Il n’est pas bien gros, et son enveloppe cousue de différentes pièces multicolores lui donnent un air de carnaval, mais on l’aime bien ! On en est même très fiers.
Quand l’air chaud l’a gonflé et qu’il s’est élevé dans les airs, nous avons ri et dansé de joie. On a même failli le perdre si nous ne nous étions pas aperçus à temps qu’aucune corde ne le rattachait à la terre ferme !
J’ai hâte d’être demain, impatient de monter à bord et partir dans les airs. Je crois que je ne vais pas fermer l’œil de la nuit !

8 juillet
Joseph m’a réveillé très tôt ce matin. Je devrais même dire cette nuit tant l’aube était encore lointaine. Notre père s’est levé lui aussi, hébété : je pense qu’il n’a jamais vraiment cru que nous allions partir un jour, et certainement pas à bord d’un ballon de notre invention !
Après les derniers préparatifs, Joseph fait ses adieux à papa mais je l’interromps :
« Papa, tu voudrais venir avec nous ?
- Pardon ?  lâche-t-il effrayé.
- Oui, lance Joseph, monte ! Comme cela, si nous te racontons qu’il y a vraiment un visage, tu nous croiras. »
Après un long moment de réflexion, mon père embarque. Il y a de la brume mais il fait doux, je dis que c’est le moment de décoller. Par reflexe, mon père lâche un tonitruant « Larguez les amarres moussaillons ! » On éclate de rire.
Nous avons volé dans la brume le restant de la nuit. Nous sommes gelés, on n’avait pas pensé qu’il ferait si froid là haut.
Le soleil se lève enfin à l’horizon sur l’océan. Cela fait tout drôle vu d’ici, il paraît plus grand, plus majestueux ; dans la nacelle, personne ne parle. Même notre père en a le souffle coupé.
Soudain, la brume se dissipe et mon frère crie :
« Louis, le visage ! »
Je me penche. Si beau, si gracieux, tous les compliments du monde ne peuvent le décrire. Ce visage, je ne l’ai pas oublié.
Pris d’émotion, mon père nous serre dans ses bras en nous murmurant que cette machine ira loin.
Je me dégage de son étreinte et vais contempler une fois de plus ce visage qui nous sourit.
« Maman… dis-je dans un souffle. »        


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